La Marie-Séraphique, navire de traite nantais au 18e siècle
- anneauxdelamemoire

- 14 déc. 2022
- 6 min de lecture

La Marie-Séraphique, navire de traite nantais au 18e siècle
Bernard MICHON
Le commerce des esclaves africains nécessite l’utilisation de navires polyvalents qui se transforment en prisons flottantes entre les côtes africaines et les colonies européennes. Malgré l’importance des traites occidentales, peu de représentations de ces navires sont parvenues jusqu’à nous. Celles de la Marie-Séraphique de Nantes, datant des années 1770, permettent de comprendre l’organisation d’un navire de traite.

Contexte : représenter la traite des esclaves africains au 18e siècle
Diffuser les images de navires de traite a représenté un enjeu majeur pour les hommes et les femmes gagnés à la cause abolitionniste à la fin du 18e siècle. Il s’agissait pour eux de susciter l’indignation des populations européennes, en montrant en particulier les conditions épouvantables de déportation des esclaves, alignés et serrés les uns contre les autres. L’exemple le plus célèbre est celui du , navire de Liverpool dont Thomas Clarkson (1760-1846), l’un des fondateurs de la de Londres, a découvert et diffusé le dessin technique en 1788 (). Pas moins de 454 captifs sont représentés, chiffre conforme aux directives d’une loi britannique, la qui règlemente pour la première fois les conditions de vie à bord des navires de traite et limite le nombre maximum de personnes à embarquer, en fonction du tonnage du navire. Mais à l’époque, le est connu pour avoir convoyé jusqu’à 609 captifs lors d’une traversée.
Pour autant, certaines représentations de navires de traite réalisées à la même époque n’avaient pas forcément pour objectif la dénonciation de ce commerce d'êtres humains ni son abolition. C’est notamment le cas dans les milieux maritimes et portuaires dont les revenus provenaient en bonne partie de la traite et, plus largement, du commerce colonial fondé sur les échanges avec les territoires ultramarins où étaient installés des plantations esclavagistes. On peut ainsi s’interroger sur la finalité des dessins représentant la, un navire de traite nantais qui a réalisé quatre expéditions à la côte d’Afrique entre 1769 et 1773, sous le commandement de Jean-Baptiste Fautrel Gaugy, déportant 1 344 captifs vers les Antilles. Quelles peuvent être les motifs d’une telle commande et qui sont les destinataires de ces images, aujourd’hui conservées au musée d’histoire de Nantes - Château des ducs de Bretagne ? S’agit-il de célébrer le bilan positif de ces quatre voyages ? Ou bien de rendre hommage à l’épouse de l’armateur du navire, Jacques Barthélémy , avec ses captifs entassés, aient posé des problèmes de conscience aux auteurs et aux destinataires de ces dessins.
Archive : deux représentations de la , navire de traite nantais ()
Le premier dessin, de la main de Jean-René Lhermitte (Il.1, Marie-Séraphique), représente différents plans de coupe de la , une vue de profil du navire représenté au large d’une côte et diverses informations concernant les voyages, les chargements et le prix des ventes effectuées lors des expéditions entre 1769 et 1773. Le deuxième dessin (Ill.2, ) dont l’auteur est anonyme, représente le même navire, cette fois en 1772-1773, au moment d’une vente d’esclaves au large du Cap-Français (Saint-Domingue). Il nous reste aujourd’hui de très rares représentations des navires de traite et les dessins de la constituent pour cette raison une archive de premier ordre pour comprendre l’organisation de ces navires au 18e siècle.
La mesure 63 pieds de quille (20,41 m de longueur de coque) et 23 pieds de bau (7,45 m de large), son tirant d’eau est de 11 pieds (3,56 m) et son port de 150 tonneaux. Elle embarque entre 302 et 361 captifs africains durant ses quatre expéditions circuiteuses et compte entre 38 et 41 hommes d’équipage. Il s’agit d’un navire de traite moyen, bien qu’il soit difficile de déterminer une norme. Si la tendance est à l’augmentation de la taille des unités au cours du 18e siècle, avec l’utilisation de gros porteurs de 400, 500 tonneaux, voire même davantage, on rencontre des navires modestes, d’un port inférieur à 100 tonneaux, durant toute la période.


Table of Contents
À propos de l’auteur
Bernard Michon est maître de conférences en histoire moderne à Nantes Université et membre du Centre de recherche en histoire internationale et atlantique (CRHIA-UR 1163). Ses travaux portent sur l’histoire des ports de commerce français et européens aux 17e et 18e siècles. Il s’intéresse également à l’histoire de la traite atlantique. Ses recherches récentes le conduisent à étudier l’histoire du café, de sa production à sa consommation.
Bibliographie
Acerra, Martine, « Le navire négrier aux xviie et xviiie siècles », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n° 10, Bernard Michon (dir.), , Nantes, 2007, p. 22-32.
Boudriot, Jean, Aurore, Paris, Ancre, 1984, 144 p.
Guillet, Bertrand, , Nantes, Musée d’histoire de Nantes/Éditions MeMo, 2009, 187 p.
Rediker, Marcus, , New York, Viking Penguin, 2007 ; , traduit de l’anglais par Aurélien Blanchard, Paris, Seuil, 2013, 549 p.
Saupin, Guy, « La violence sur les navires négriers dans la phase de décollage de la traite nantaise (1697-1743) », in Mickaël Augeron et Mathias Tranchant (dir.), , Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 201-220.
Comme on peut l’observer en croisant sur les deux dessins ci-dessus, la « Coupe du navire » () et « L’entrepont » (), la recherche de rentabilité conduit les organisateurs des expéditions à optimiser l’espace pour entasser un maximum de personnes. Le volume de la cale est fractionné selon deux principes : la séparation entre les zones consacrées aux réserves d’eau, de vivres, de matériels et celles dévolues aux captifs ; la séparation entre les hommes – toujours plus nombreux –, placés au centre et à l’avant du navire, et les femmes, enceintes ou non, accompagnées des enfants, reléguées à l’arrière. La surface utilisable est conçue pour accueillir quatre individus par mètre carré, entassés, nus, enferrés par deux pour réduire davantage leur mobilité.
En principe, les captifs ne sont regroupés dans l’entrepont que la nuit ou par mauvais temps. Pour limiter les risques physiologiques et psychologiques, il est indispensable de faire sortir les captifs à l’air libre : c’est normalement le cas de 9 à 17 heures, entre les deux repas. Outre les opérations de nettoyage de l’entrepont, confiées à des captifs encadrés par des matelots, les prisonniers alternent des séances de travaux manuels avec des exercices de dégourdissement physique pouvant aller parfois jusqu’à la danse, selon les recommandations livrées par les manuels de commerce ou les instructions données aux capitaines par les armateurs. Toutefois, lorsque les captifs sont maintenus dans l’entrepont, la dégradation de l’hygiène s’accélère dangereusement. La n’est pas touchée par une épidémie ni par une révolte ; la mortalité des captifs – de 2 à 6 % des effectifs selon les campagnes – y est inférieure à la moyenne établie à 15 % pour la traite transatlantique.
Il faut également insister sur la durée de la traversée de l’océan Atlantique. Le dure généralement autour de deux mois, chiffre que l’on retrouve tout au long du 18e siècle. Si sa durée dépend naturellement des conditions météorologiques, elle est également fonction de la base africaine de départ. Depuis le Sénégal, un temps de trois à quatre semaines n’est pas exceptionnel. Depuis la côte d’Angola, comme dans le cas de la qui fait sa traite à Loango, il faut compter de 40 à 60 jours. Cette traversée, à la durée aléatoire, oblige à prévoir suffisamment d’eau pour assurer la survie de l’équipage et des captifs. Pour la , 335 barriques d’eau sont mentionnées sur la « Coupe du navire », soit environ 62 500 litres, pour la désaltération, la cuisine et la toilette. On comprend dès lors l’importance des escales dites de « rafraichissements » permettant aux marchands négriers de montrer leurs captifs sous un jour plus présentable pour les vendre aux colons. Ce type de vente nous est présenté sur la « Vue du Cap-Français » (), principal port de la colonie de Saint-Domingue, adossé à une riche plaine sucrière. Les transactions se déroulent à bord du navire où les captifs sont vendus par lots. Le paiement des captifs s’effectue, soit en marchandises coloniales, soit en argent, et s’étale souvent sur plusieurs années.
Sur la « Vue du Cap Français », on aperçoit la palissade en bois en forme d’éventail, coupant le navire de traite en deux. Cette cloison, ouverte par une ou deux portes, est percée de meurtrières permettant l’usage d’armes à feu pour mâter d’éventuelles rébellions de captifs, mais aussi bordée de lames de fer tranchantes interdisant son escalade par les révoltés. Elle protège tout le gaillard arrière, véritable réduit défensif concentrant les chambres du capitaine et des officiers, et abritant également les réserves de munitions.
Pour aller plus loin:
Reconstruction 3D de la Marie-Séraphique (Source : Base de données SlaveVoyages) -(FR) https://www.slavevoyages.org/voyage/ship/#3dmaquette/1/fr/
LIRE PLUS

French ports and the development of the plantation economy and the trade of enslaved people (EN, FR)







